Historique : |
Sisley a peint sur les lieux mythiques de l'impressionnisme, Louveciennes, Argenteuil, Bougival, découvrant avec Monet, Renoir, Bazille et Pissarro, une nature à l'état sauvage dans la forêt Fontainebleau, champ d'investigation des peintres de l'école de Barbizon depuis 1830. Dans la dynamique du mouvement naissant, il assimile les principes fondateurs de l'impressionnisme auxquels il s'attachera indéfectiblement. La crue de la Seine et l'inondation des quais à Port Marly en 1872 et en 1876, les rives de la Tamise et les écluses de Hampton Court durant l'été 1874 sont déjà pour Sisley le prétexte à de mini séries, au moment où Monet étudie le motif de la gare Saint-lazare sous des lumières multiples. Son premier succès au Salon de 1868 est resté une exception dans une vie traversée par les difficultés financières. Echapperont à cette cécité critique Camille Mauclair, Gustave Geffroy, perspicace et attentif et Adolphe Tavernier, admirateur inconditionnel. Une vie à crédit le contraint à s'éloigner de Paris pour se loger de plus en plus modestement, de Marly-le-Roy à Sèvres en 1877, puis à Veneux-Nadon en 1880. Le peintre retrouve ses racines, dans la région de Moret-sur-Loing qu'il adopte jusqu'à sa mort en 1899. Sisley s'installe dans ce nouvel univers au moment même où les impressionnistes remettent en question les principes fondamentaux de leur pratique, sous les attaques de Zola, pourtant défenseur de la première heure. Le pont de Moret a déjà attiré Théodore Rousseau en 1828-29 et Camille Corot en 1850-60, référence essentielle de Sisley " C'est Corot qui l'impressionne, le Corot clair et argenté, à la fois solide et léger, toujours large, profond, infini, le Corot rêveur. " (1) Né à Paris dans une famille d'origine anglaise, envoyé au Royaume uni à 18 ans, Sisley, a découvert avant les futurs impressionnistes l'ouvre de Turner largement exposée à Londres et celle de John Constable, autre maître incontesté du paysage anglais. Représentant presque exclusivement la campagne de Dedham la peinture de Constable détermine certainement cette appréhension topographique des lieux qui culmine dès 1881 dans les panorama de Saint-Mammès à Moret. " Sisley a ainsi trouvé sa région. C'est la lisière de la Forêt de Fontainebleau, les petites villes échelonnées sur les bords de la Seine et du Loing, Moret, Saint-Mammès. " (2) Cette configuration géographique particulière, confluence du fleuve et de la rivière à demi canalisée, imprègne les paysages d'une atmosphère dont Sisley s'empare. Dans une lettre adressée à Tavernier le 19 janvier 1892, il s'exclame : " C'est à Moret devant cette nature si touffue, ses grands peupliers, cette eau du Loing si belle, si transparente, si changeante, c'est à Moret certainement que j'ai fait le plus de progrès dans mon art." (3) De 1882 à 1885, entre Moret, ville de campagne médiévale et Saint-Mammès réputée pour ses constructions de bateaux et ses activités traditionnelles, Sisley, suivant une logique de vues séquentielles, multipliant les points de vue dans une pure démarche impressionniste, explore les bords du Loing entre le confluant et le viaduc de chemin de fer. En 1885, le groupe de maisons situé près des écluses mobilise son attention et lui fournit le motif d'un ensemble de compositions assimilable à une véritable série. Sisley se livre pendant l'été 1885 à un relevé systématique des lieux fixé dans ses carnets de dessins, recueil annoté de détails techniques. Malgré l'ambiguïté du titre, Le Loing à Saint-Mammès, il semble s'être posté à l'exacte confluence de la rivière se jetant dans la Seine, sur la berge du Loing, le regard balayant le fleuve et la petite ville. On devine le pont noyé dans le bleu laiteux du lointain, représenté avec une précision et une composition toute japonisante dans une oeuvre de 1881 (Le Pont de Saint-Mammès, D. 424, Philadelphie Museum of Art, The John G. Johnson Collection). Le cours de la rivière, selon une composition traditionnelle, fuit vers un point géométriquement harmonique qui stabilise les bandes horizontales du premier plan, du bloc d'habitations, et du ciel immense sur une ligne d'horizon abaissée. L'évocation des coteaux de La Celle-Sous-Moret sur l'autre rive est fermement épaulée par la diagonale sombre de la péniche. A l'instar de Constable, Sisley s'attache structurellement aux figures témoignant des activités portuaires autour des péniches et des chantiers, s'attarde devant les chantiers, la Construction d'un bateau à Saint-Mammès, (Collection particulière. D. 580), ou un Pont en construction, (Charlottenlud Ordrupgardsammlungen. D. 582). Protagoniste essentiel de ce paysage, le ciel absorbe les deux-tiers de la composition. Comme Constable, dans l'étude systématique de la typologie des nuages, il attribue un rôle architectural au ciel qui ne peut pas se réduire à un fond. " Il contribue au contraire [...] à donner de la profondeur par ses plans [...] Je commence toujours par le ciel " . (4) Stéphane Mallarmé évoque la captation des formations nuageuses et leur incidence sur la qualité de la lumière : " Sisley fixe les moments fugitifs de la journée, observe un nuage qui passe et semble le prendre en son vol. Sur sa toile, l'air vif se déplace et les feuilles encore frissonnent et tremblent."(5) Ici, Sisley ne dispose pas d'un premier plan de végétation ni de la surface de l'eau que lui offrent les vues peintes sur la berge opposée du Loing (Bords du Loing à Saint-Mammès, 1885, D. 608, New York, Collection d'Arnold et Anne Gumowitz). Dans Le magistral " avant-plan " de la berge, véritable espace d'abstraction pure, il projette l'ombre portée des nuages en touches libres et énergiques, comme une palette des couleurs. Enserrées entre ces deux espaces, les façades des maisons concentrent un nuancier raffiné de gris colorés, bleus, pourpres, mauves, lilas. " ce ton lilas qui, à lui seul, a la puissance d'indigner le public au moins autant que toutes les monstruosités réunies qu'on attribue aux impressionnistes."(6) . En contraste, l'orange vif des tuiles coiffant les toits des maisons équilibre la masse sombre de la péniche. Chaque plan est animé d'une touche caractéristique : touche enlevée et somptueuse pour la berge, aplats structurés des maisons, légèreté vibrante de la végétation, transparence du ciel. Dans les années 1880, Sisley comme les impressionnistes s'interroge sur les propriétés inhérentes à la couleur et donne ses propres réponses en accentuant chaque teinte, élaborant une gamme chromatique qu'on retrouvera dans les vues côtières du Pays de Galles en 1897. Notre toile, sans doute rapidement réalisée, laisse apparaître l'enduit, conserve dans les angles la trace des petits clous qui permettait un transport groupé à une autre toile. On a fréquemment comparé Sisley à Monet, les vues de Moret à celles de Vétheuil, en 1880, la vingtaine de vues de la Côte galloise à la série peinte par Monet à Pourville en 1897, la série magistrale de la cathédrale de Moret de 1893-94 aux Cathédrales de Rouen. Adolphe Tavernier dans la préface au catalogue de l'exposition L'atelier de Sisley à la galerie Bernheim-jeune (7) évoque " L'accord exquis du motif lumineux et de l'émotion de ces toiles où la nature semble, en fait, s'offrir toute palpitante à une communication directe. Dans ce sens, on a pu, justement dire qu'un beau paysage était un état de l'âme. " (Michèle Blanchard)#(1) Leclercq, "Alfred Sisley", Gaette des Beaux-Arts, mars 1899, pp. 227-238.#(2) Gustave Geffroy, "Les Cahiers d'aujourd'hui", Sisley, Paris, Crès, 1923, p. 23.#(3) Richard Shone, Sisley, Londres, Phaïdon, 1992, p. 216.#(4) Ibid, p. 218.#(5) Stéphane Mallarmé, " The impressionnists and Edouard Manet", The art monthly review, Londres, 30 septembre 1876.#(6) Théodore Duret, 1878, cité dans Denys Riout, "Critique, d'avant-garde, Théodore Duret", Paris, ENSBA, 1998.#(7) 2-14 décembre 1907
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