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Dorival (1976) juge sévèrement le tableau ; reconnaissant sa qualité ainsi que la correction du geste de la main qui désigne le Décalogue (les trois doigts évoqueraient une sorte de lien avec la Sainte Trinité), il indique que certains détails ne peuvent permettre de donner l'oeuvre au maître lui-même : la nature du monogramme, qui ne se rencontre sur aucune oeuvre du maître, la disposition des Dix Commandements sur les tables, " qui témoigne d'une ignorance complète de leur signification mystique " (l'artiste aurait dû placer d'un côté les trois premiers commandements se rapportant à Dieu et de l'autre ceux concernant le prochain), et enfin la place de Moïse, à gauche de la toile et des tables, ce qui est à ses yeux une " double incorrection " indigne du maître. Dorival conclut donc que le tableau, sans doute exécuté d'après une gravure reproduisant un original de Champaigne inversé, ne peut être attribué qu'à un suiveur. Lorenzo Pericolo (2003) émet un avis tout autre. Datant l'oeuvre autour de 1645 (en suggérant ainsi qu'il considère la date, voire la signature, comme apocryphes), il souligne la richesse iconographique du tableau d'Amiens et conclut : " Si l'on doit lui reprocher quelque chose, ce serait l'abondance et la complexité de ses références énigmatiques qui poussent sans cesse le regard et l'intellect à examiner la toile, à en interpréter la profondeur sémantique ". Pericolo insiste sur la face du législateur au " visage rayonnant d'inspiration divine ". Il voit dans le geste de la main placée devant les tables, et dont l'ombre se porte sur elles, une évocation de la corne, signe de dignité et de puissance selon la tradition. Ce geste fait écho aux cornes de lumière qui se distinguent sur le crâne de Moïse, incarnation de l'intelligence divine, qui rendirent la face rayonnante du législateur irregardable. Cette image, qui associe la réalité et l'abstraction, la représentation et le symbole, comprend aussi une allusion à ses propres limites, puisque le doigt pointé du prophète désigne le premier des commandements qui déclare sans ambiguïté l'interdiction de faire des idoles. Et Pericolo d'écrire un peu plus loin, à propos de l'autre représentation de Moïse par Champaigne, une phrase qui peut nous semble-t-il parfaitement s'appliquer au présent tableau : " Le Moïse de Champaigne n'est que la représentation codée d'une vérité indicible et inaudible. " Philippe de Champaigne est l'auteur d'autres représentations de Moïse. La plus célèbre, peinte en 1648 selon Félibien, appartient à l'Art Museum de Milwaukee ; elle met en évidence le rôle de la parole qui jaillit de la bouche du prophète, vivante apparition. Une réplique avec quelques variantes en est connue dans les collections du musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Le peintre est aussi l'auteur d'un dessin figurant le Législateur conservé au Louvre. Signalons enfin la présence au musée de Troyes d'une figure de Saint Paul, sans doute contemporaine du tableau d'Amiens, dont le style s'en rapproche fortement. Oeuvre d'un peintre formé à l'école des Flamands, mais incarnant pourtant une mesure et un équilibre bien français, travail austère et pourtant lumineux, le tableau d'Amiens, marqué par une certaine manière académique, dresse l'effigie de l'une des figures de prédilection dans la mystique du XVIIe siècle. Notice de Matthieu Pinette
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